« Le bilan n’est pas très reluisant. Il faut réinventer une nouvelle flamme »
« Ce qui me désole c’est le manque de panafricanisme économique du béninois »
« Beaucoup de panafricains ne savent plus lutter… ne connaissent pas l’histoire du panafricanisme »
La jeunesse africaine, plus que jamais obnubilée par le désir de développement du continent s’illustre sur plusieurs fronts notamment le plan économique. Pour ce faire, cette jeunesse entend s’appesantir sur le panafricanisme économique, s’inscrivant ainsi dans la droite ligne de certains de leurs aînés. En vue de mieux comprendre ce courant de pensée, la Rédaction de L’investisseur s’est rapproché du président du réseau des business Angels panafricains BOABAB VENTURE CAPITAL, Ifèdé Prosper Alagbé. Ecrivain, fondateur du mouvement citoyen Front Béninois pour la Réforme (FBR), et expert en gestion des risques, notre compatriote béninois par le biais de l’interview que nous vous invitons à lire ci-dessous, nous renseigne sur l’historique, les défis et combats du panafricanisme économique. Pour finir par des solutions concrètes.
L’investisseur : Le panafricanisme est à la fois une vision sociale, économique, culturelle et politique d’émancipation des Africains et un mouvement qui vise à unifier les Africains du continent et de la diaspora africaine en une communauté africaine mondiale. Comment peut-on expliquer le panafricanisme économique puisque la vision économique est déjà prise en compte dans le panafricanisme ?
Ifèdé prosper Alagbé : Merci beaucoup pour cette question et pour l’opportunité que vous me donnez de m’exprimer. Pour mieux appréhender le vocable panafricanisme économique, il faut invoquer l’historique de ce mouvement que vous avez si bien défini. Le panafricanisme est avant tout basé sur un esprit central orienté sur une lutte d’émancipation des noirs dans leur globalité. Cette lutte a démarré depuis la période esclavagiste où lors des déportations, il y a eu des africains qui bien qu’étant issus de royaumes opposés s’étaient rendus compte que le traitement que leur infligeaient les esclavagistes nécessitait qu’ils s’unissent, développent un certain nombre de stratégies pour pouvoir limiter un tant soit peu l’impact négatif de la traite négrière qu’ils vivaient au quotidien.
Mais disons que l’esprit panafricaniste s’était réellement renforcé au sein d’une partie de la communauté noire des Antilles et des Amériques avec la lutte de libération d’Haïti menée par le célèbre Toussaint Louverture qui est originaire du Bénin, bien sûr avec d’autres de ses compagnons. En effet, C’était la première fois que des noirs qui étaient sous domination ont pu renverser en combattant le cours des choses, et en mettant en échec l’armée la plus puissante du monde de l’époque , l’armée de Napoléon. De cette révolte d’Haïti va par conséquence naître le sentiment qu’il est possible pour les noirs de reprendre en mains leurs destins s’ils s’organisaient. On peut estimer que c’est depuis les années 1800 qu’un certain sentiment d’union des noirs au-delà de leurs origines et localisations pour faire face au système de domination blanche a vu le jour.
Cependant le mot panafricanisme n’a été prononcé qu’en 1900 lors de la première conférence panafricaine de Londres qui s’était tenue plus précisément du 23 au 25 juillet 1900 au Westminster Town Hall. Par conséquent des années 1800 à 1900, le panafricanisme a été réellement portée par des intellectuels afro-américains et afro-caribéens. Il prendra réellement son sens en Afrique à partir premier congrès panafricain de 1919 de Paris dont l’objectif clairement affiché était la lutte commune pour l’égalité des droits pour les noirs dans les colonies et les sociétés occidentales dans lesquelles ils évoluaient.
En résumé, le panafricanisme est fondé sur la notion de lutte pour l’émancipation des peuples noirs. C’est par rapport à cela, que le panafricanisme se retrouve effectivement sur les aspects économiques, sociétaux et culturels, comme vous l’avez si bien dit. Mais pourquoi est-ce qu’on insiste sur le panafricanisme économique ?
On insiste sur le panafricanisme économique parce qu’il y a deux courants de pensée au niveau conceptuel du panafricanisme. Il y a le courant qui estime que tout ce qui arrive en matière de domination externe du monde noir est lié à des problématiques économiques et un autre courant qui estime que ce n’est pas l’économie qui justifie la domination exercée sur les noirs mais que le vrai problème, à les en croire, serait dû au racisme anti noir profond qui se manifestait par l’esclavage, la colonisation et autres. Ce sont ces deux idéologies qui structurent les antagonismes entre les courants panafricanistes à la base. Chaque panafricain se positionne donc dans sa stratégie par rapport à l’une ou l’autre de ces deux idéologies.
Nous, nous pensons quand même que ce qui justifie effectivement toutes les injustices que subissent les noirs jusqu’ici, que ce soit en Afrique et partout dans le monde, est essentiellement lié à une problématique économique. Lorsqu’on parle de panafricanisme économique, on met en exergue ce volet des causes économiques qui engendre les maux dont souffre le monde noir. On met plus en valeur cet aspect économique parce qu’on reste convaincu que c’est parce que le monde noir n’avait pas su s’imposer économiquement, n’avait pas la force commerciale, la force militaire qui dépend aussi de la force économique, pour s’opposer à ses oppresseurs qu’il s’est retrouvé dans sa situation passée et actuelle.
Quels sont les caractéristiques du panafricanisme économique ?
Le panafricanisme économique est un des aspects du panafricanisme qui a été porté essentiellement par Marcus Garvey. C’est un jamaïcain et l’un des premiers intellectuels qui a développé un courant plus populaire du panafricanisme C’est-à-dire qu’à la naissance du panafricanisme, il y a eu un certain nombre de courants intellectuels qui estimaient en fait que la libération de l’Afrique noire devait se faire sur la base d’un certain nombre d’étapes qui intégraient le renforcement de l’éducation, la culture, à la prise en compte par les noirs d’un certain nombre de connaissances portées par le monde blanc. Ce courant était surtout soutenu par des gens comme William Dubois, un noir américain métisse, qui s’était très tôt intéressé aux luttes d’émancipation des noirs, mais dans un cadre plus intellectuel et conformiste. Face à William Dubois, il y avait Marcus Garvey qui estimait qu’il n’y a pas de possibilité qu’il y ait à long terme une assimilation complète entre noirs et blancs, ce qui n’exclut pas évidemment un certain métissage, mais ce métissage ne pouvait pas aboutir à une société pleinement égalitaire pour les noirs. Son point de vue était que les chinois devaient évoluer suivant leurs canaux, les noirs suivants leurs canaux et les blancs suivant leurs canaux. Et chacun doit définir ses propres orientations. Dans les orientations de Marcus Garvey il y avait essentiellement l’autonomie économique. Par exemple, il fut l’un des premiers noirs à détenir une compagnie maritime en Amérique, la Black Star Line. Une compagnie qui transportait les noirs affranchis aux USA ou en Angleterre vers le Libéria, la Sierra Léone.
Concrètement, le panafricanisme économique prend sa source dans l’idéologie selon laquelle on ne peut pas développer le monde noir sans avoir une économie africaine gérée et contrôlée par des noirs. C’est-à-dire qu’en priorité les systèmes économiques africains doivent être développés par et au bénéfice du monde noir. Ces systèmes sont toutefois susceptibles de s’ouvrir à des échanges avec des systèmes exogènes mais sans y être soumis. Pour certains panafricains, c’est tout ce contexte qui explique pourquoi il leurs est difficilement concevable que le panafricanisme économique puisse se développer en étant noyé dans le système financier global mondial dans lequel nous sommes aujourd’hui. Parce que le système financier global mondial est toujours dirigé par ceux qui hier, n’avaient aucun intérêt à ce que les africains soient indépendants ni politiquement ni économiquement, ni financièrement. Concrètement, Vous Avez une catégorie de panafricains qui estiment qu’on doit avancer en tenant compte de l’organisation mondiale actuelle et faire le jeu de cette mondialisation, ce sont essentiellement des intellectuels très souvent intégrés dans les sphères autorisées et qui s’inscrivent dans la droite ligne de la philosophie des William Dubois, Léopold Sédar Senghor,… Blaise Diagne. De l’autre côté, vous avez des panafricains comme Kèmi Séba et Nathalie Yamb par exemple, qui, à travers l’antagonisme qu’ils développent vis-à-vis de certains ex empires coloniaux qui s’inscrivent plus dans la droite ligne de Marcus Garvey sur cette nécessité de scission nette qui devrait se faire à la fois sur le plan économique et politique entre l’Afrique et ses anciens colons.
Quel est l’état des lieux du panafricanisme économique ?
On peut d’abord parler de l’état des lieux du panafricanisme. Aujourd’hui, le panafricanisme est devenu une lutte de salon. Lorsqu’on remonte dans le temps, les défis que les premiers panafricains ont eu à relever, aujourd’hui, on a l’impression que le monde noir n’est plus du tout inscrit dans une continuité pour ce combat, notamment en Afrique. Parce qu’il faut rappeler que les premiers problèmes qui ont été réglés par le panafricanisme étaient déjà l’émancipation des esclaves. Notons quand même que juste après la vague d’abolition de l’esclavage dans les 1800, en 1885, quand les noirs avaient commencé à penser qu’ils étaient sur le chemin de la liberté, il y a eu la conférence de Berlin qui a divisé l’Afrique et qui a instauré la colonisation du territoire africain sous le prétexte fallacieux de mission civilisatrice. Cela s’est simplement résumé pour les anciens pays esclavagistes de remplacer un système où on déportait les gens pour les amener ailleurs pour des raisons économiques par un système où on venait les dominer chez eux pour tirer profit de leurs ressources, la colonisation. Mais comme je le disais précédemment, le panafricanisme a toujours été face au dilemme de comment se positionner dans sa lutte par rapport au monde blanc. D’ailleurs, lors du 7ème congrès panafricain du 15 octobre 1945 à Manchester, auquel participaient plusieurs grands leaders africains comme Kwame Nkrumah, Jomo Kenyatta, était apparu une vraie fracture idéologique entre les revendications des premiers organisateurs du mouvement panafricain et les nouveaux leaders qui étaient plus inscrits dans la vision de Marcus Garvey. En effet, les créateurs du mouvement étaient majoritairement orientés vers la réclamation de l’égalité de traitement pour les noirs dans les colonies, alors qu’à partir de 1945 les nouveaux leaders du mouvement était plus dans une dénonciation sans équivoque de la colonisation et demandaient son abolition pure et simple. En définitif, c’est la même tendance qui s’observe aujourd’hui avec une faction modérée et une autre plus radicale du panafricanisme actuel.
Aujourd’hui, le combat du panafricanisme est devenu difficile à déterminer. Sur le plan politique déjà, parce que les contextes ont évolué, les hommes ne sont plus les mêmes et les noirs ont l’impression aujourd’hui d’être des personnes libres. Ce qui n’est pas forcément vrai. Même s’ils jouissent d’une certaine liberté plus importante qu’il y a cent ans, il est clair aujourd’hui que le regard du monde occidental sur le monde noir est toujours un regard de supérieurs à inférieurs. Que cela soit économiquement, socialement ou culturellement. Par exemple, un terme qu’on a utilisé lorsqu’on a restitué une partie du patrimoine culturel béninois était ‘’biens culturels’’. On n’a pas utilisé le terme de ‘’patrimoine culturel’’ ou ‘’patrimoine historique’’ ou tout ce qu’on aurait pu utiliser s’il s’était agi d’un pays occidental. Cela montre un peu la valeur que le monde occidental accorde à l’Afrique sur le plan culturel.
Aujourd’hui, quel est l’état des lieux du panafricanisme ?
C’est que les panafricains, pour beaucoup, ne savent plus les origines et les objectifs premiers des luttes panafricaines. Ils sont des panafricains qui ne connaissent pas l’histoire du panafricanisme. Donc, on a des gens qui veulent engager une lutte mais qui n’ont pas la connaissance historique de cette lutte. Parce qu’ils ne sont pas assez bien formés. On a une certaine manipulation, il faut le reconnaître, d’une certaine jeunesse qui utilise un terme dont elle ne comprend pas grand-chose. Et on a encore aujourd’hui cet antagonisme, et cela a toujours été le talon d’Achille du panafricanisme. On sait qu’on a un idéal commun qui est l’autonomie et la libération totale des noirs mais quand il s’agit de retenir les moyens d’y arriver, il y a beaucoup de divergences. Et c’est cela qui fait que le mouvement n’arrive pas forcément à atteindre ses objectifs principaux notamment le rêve de Kuame Nkrumah qui consistait à mettre en place les Etats-Unis d’Afrique. On voit très bien que c’est devenu une utopie.
Le bilan n’est pas très reluisant. Il faut réinventer une nouvelle flamme. Remettre les choses en place. Mais cette fois-ci, en mettant un accent sur l’économie. Parce que c’est le seul cheval de bataille sur lequel il se pourrait que nous ayons un certain nombre de leviers en employant notamment une certaine stratégie où on fait venir le développement par la base.
Quels sont les Etats africains où le panafricanisme économique est plus valorisé ?
Malheureusement, il n’y en a pas au sens où on le conçoit. Le panafricanisme économique dans son mode d’expression, c’est comme le disait l’ancien président américain Donal Trump ‘’American first’’, devait être ‘’African first’’. C’est-à-dire qu’en matière d’économie si je me retrouve en face de partenaires divers, je priorise l’africain sur les étrangers. Maintenant la problématique c’est quoi : est-ce que l’africain est aujourd’hui en mesure d’apporter ce que le chinois peut apporter ? Ou ce que l’américain ou le français peut apporter. A l’évidence c’est non. Au sein des Etats africains, il faut voir qui détient le commerce, l’importation, les banques, etc. Donc aujourd’hui, le panafricanisme économique est à réinventer pour une prise de contrôle par les nationaux. Et là, il ne s’agit pas d’aller lever des fonds pour venir investir en Afrique. C’est le fait de motiver des nationaux pour qu’il y ait un patriotisme économique pour que nous aussi ayons certains secteurs économiques clés sous notre contrôle. Maintenant pour en faire quoi ? Est-ce pour que ces secteurs soient sous le contrôle d’un groupe qui domine le reste ou faire en sorte que la richesse créée soit la plus partagée possible.
Quelles solutions proposez-vous pour faire du panafricanisme économique l’arme d’accès à l’indépendance économique ?
Je vais peut-être vous choquer. Je pense qu’on a aujourd’hui au pouvoir en Afrique la génération des années 1960 qui constitue un frein au développement, à l’expression d’une fierté africaine qui pourrait s’exprimer à travers des initiatives économiques. Parce que les Etats africains n’avancent pas à cause de la volonté politique. Il faut qu’on arrive, d’une façon ou d’une autre mais avec les moyens légaux, à faire en sorte que cette génération puisse quitter les affaires.
La deuxième solution c’est de faire en sorte que les jeunes soient de plus en plus conscientisés sur l’esprit de ce qu’on appelle le panafricanisme. Parce qu’il y a un manque d’information et de formation de la jeunesse sur les orientations et l’idéologie panafricaniste. Tout le monde se dit panafricaniste sans savoir ce que c’est véritablement. Il faut que les jeunes prennent conscience de ce qui doit être véritablement fait et qu’ils le fassent.
Justement quand vous abordez la responsabilité des jeunes, on constate que les africains nés dans les années 80 et 90 bien qu’ils ne comprennent pas tellement de quoi il est question sont quand même très représentatifs et occupent des postes stratégiques. Déjà que bon nombre sont dans les arcanes du pouvoir, le panafricanisme économique peut-il avoir une chance, si on considère qu’ils seront les dirigeants de demain ?
On dit que l’arbre ne pousse que quand il s’enfonce profondément. Très clairement, on a un déficit. Par contre, il y a une frange de la jeunesse qui fait l’effort de s’auto-former, achète des livres et participe aux conférences. Mais cela reste une frange issue des classes les plus aisées. La grande masse qui pourrait porter la lutte est formée avec des programmes qui sont validés par des instances qui ne sont même pas africaines. Vous voyez un certain n’ombre d’organisations internationales qui donnent leurs opinions sur les programmes scolaires ou universitaires africains parce qu’ils financent l’éducation dans ces pays. Est-ce qu’on veut réellement une autonomie ? Si oui, il y a des secteurs que nous devons financer nous-mêmes comme l’éducation, la santé, l’agriculture. Ce sont des secteurs clés dans lesquels nous ne devons pas laisser les puissances étrangères prendre le lead. Maintenant ? Est-ce qu’il faut faire confiance aux jeunes ?
C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Une chose est essentielle. Entre cette jeunesse et une certaine génération que j’avais cité un peu plus tôt, vous avez un point fondamental qui est différent. C’est que cette jeunesse est convaincue qu’elle peut sortir l’Afrique des problèmes par ses propres moyens. Ce dont l’autre catégorie n’est pas convaincu. Ce qui fait déjà un antagonisme idéologique. Si on veut vraiment changer le destin de l’Afrique, il faut un renouvellement générationnel des dirigeants.
Avez-vous une préoccupation particulière à partager avec nous ?
En tant que béninois, ce qui me désole c’est le manque de panafricanisme économique du béninois qui vit dans un pays où il y a plein de potentiel et qui pourrait, s’il dépasse un peu un certain cadre de défiance structurel qui est aussi lié à l’esclavage et à la colonisation. Quand vous avez été dans des contextes comme ça, c’est difficile de se refaire confiance. Mais on ne peut pas vivre dans le passé. Il faut qu’on arrive à avancer. Il faut que la jeunesse béninoise prenne ses responsabilités par rapport à l’économie du Bénin. Quand je voyage un peu partout, je vois comment les jeunes des autres pays se mobilisent. Ce n’est pas encore le cas au Bénin.
Interview réalisée par Nafiou OGOUCHOLA